Chapitre 12

L’homme de la lune

Longtemps après, même si Jonathan eut l’impression qu’il ne s’était écoulé qu’un bref instant, un jeune nain affublé de vêtements ridicules qui devaient lui tenir lieu de livrée vint le secouer. « Réveillez-vous, maître Bing. Les autres sont déjà levés. »

Tout en buvant à grand bruit le café apporté par le valet, il revêtit son pantalon, sa chemise, ses bretelles, qu’on avait pris soin de nettoyer et de faire sécher pendant son sommeil. La bourse en cuir qui contenait les pièces et les porte-bonheur était suspendue au dossier d’une chaise. Achab se vit servir un bol de lait – attention que Jonathan apprécia, mais sans doute moins que son chien.

Au rez-de-chaussée, il trouva le professeur qui dévorait des toasts et de la marmelade en attendant ses œufs au jambon. Jonathan se joignit à lui et remarqua une assiette vide montrant des traces de jaune d’œuf et des miettes. Dooly avait donc déjà mangé et disparu. On ne voyait Twickenham nulle part, mais, lorsque le fromager voulut payer son petit déjeuner à Monroe, l’aubergiste rondelet, celui-ci répondit simplement : « L’elfe y a pourvu, monsieur. » Jonathan comprit que l’autre parlait de Twickenham, lequel semblait très impliqué dans les étranges événements dont il souhaitait pour sa part tout ignorer pendant ces quelques vacances. Il supposa, à juste titre, que l’absence de l’elfe ne durerait guère.

À l’issue du petit déjeuner, ils allèrent se promener dans Maremme. Le brouillard s’étant dissipé, la ville paraissait moins sombre que la veille au soir. Mais le soleil restait avare de ses faveurs, l’air froid et humide. Sur leur gauche, à moins de vingt pas, se dressait le mur de pierre dont la clarté du jour révéla qu’il entourait la cité. Il mesurait cinq mètres de hauteur et, à en juger par la longueur de l’arche qui le perçait pour aboutir aux quais, deux mètres d’épaisseur. Le professeur gagea qu’il servait d’ouvrage de défense contre d’éventuelles incursions de pirates, hypothèse que Jonathan jugea plausible et qui ne fit que s’avérer à mesure qu’ils montaient à pied vers le centre de l’agglomération. Maremme était bâtie sur plusieurs collines peu élevées, dont deux d’entre elles exhibaient ce qui leur sembla bien, quand ils les aperçurent par-dessus les toits, être des fortins. Jonathan discerna des gueules de canon qui dépassaient des meurtrières, pointées les unes vers la baie, les autres vers le large.

Dans l’ensemble, Maremme était une ville plutôt propre, même envahie de brouillard d’un bout de l’année à l’autre. Comme il se devait, les détritus du littoral – algues séchées, débris de caisses goudronnées, lambeaux de ferrailles rouillés – ainsi que l’odeur du poisson et l’air salin étaient autant de présences envahissantes. À huit cents mètres du front de mer, les pélicans marchaient, patauds, le long des avenues, et on entendait de loin en loin les cornes de brume qui, depuis la baie, tenaient chalutiers, barges et sloops à l’écart du rivage rocailleux.

Les maisons, fort étroites, atteignaient les trois étages et se rehaussaient souvent d’un grenier. De leur cime jaillissait une poutrelle en bois à laquelle était fixée une poulie. Devant un de ces édifices, à une rue de l’Œil-de-Lune, pendait ainsi un piano. Des ouvriers en salopette grouillaient au-dessous ; ils criaient des ordres, pointaient le doigt, et avaient l’air prêts à fuir au premier signe de problème.

On s’était efforcé d’égayer la cité en peignant de couleurs vives la plupart des bâtiments, même si l’effet recherché était atténué plus qu’à son tour par le brouillard. Tous les appuis de fenêtre arboraient des jardinières. La végétation y poussait à foison grâce au climat côtier résolument humide, et cascadait sur les façades. Quiconque aimait la brume et la pluie aimerait Maremme. Jonathan y voyait un endroit où un gars écrirait de la belle poésie en contemplant les rues noyées de brume depuis la lucarne de son galetas du quatrième étage. Bufo et Chapeau Jaune s’y plairaient sans doute, même si leur poésie risquait fort, dans de telles conditions, de devenir plus obscure, moins prodigue en cerises et en miel des crêtes.

Le palais, bâti sur une colline au centre de la ville, était très fonctionnel, sans rien de ces folies criardes aux multiples flèches tape-à-l’œil qu’affectionnent les rois d’Océanie. Avec son architecture rébarbative et ses murs massifs en pierre grise, qui devaient se confondre avec le brouillard qui l’enveloppait si souvent de son suaire, il s’agissait d’une véritable forteresse campée au beau milieu d’une place forte.

Le professeur suggéra d’aller par là sans se presser, et le fromager accepta, faute d’une meilleure idée. Achab les suivit avec entrain. Ils traversèrent deux rues – baptisées, fort justement, Deuxième Rue et Troisième Rue, qui couraient parallèlement à la baie. Des tavernes sombres et des échoppes dont les étages supérieurs abritaient des logements se dressaient le long du chemin, et des nains austères courbés dans le matin blême se hâtaient vers le port. De temps en temps, la corne de brume lançait sa plainte et un banc vaporeux surgissait comme pour justifier l’avertissement. Les rues pavées penchaient de-ci de-là, et les rares charrettes qui les empruntaient dans le fracas de leurs roues ferrées donnaient de la bande au point, presque, de verser. Ils passèrent devant deux librairies très attrayantes, emplies qu’elles devaient être d’une pléthore d’ouvrages. En admirateur de G.Smithers, Jonathan songea qu’il trouverait sans doute là son pays de cocagne et il nota les deux adresses en se jurant d’y faire escale sur le chemin du retour, histoire de fouiner un peu.

Sur les rues s’inclinaient des réverbères dont la plupart étaient, chose curieuse, allumés, alors qu’approchait la fin de la matinée. Lorsqu’un brouillard particulièrement dense roulait sur la ville, les lampes, qui l’éclairaient d’une lueur diffuse, rendaient l’atmosphère plus spectrale encore. Wurzle signala que Maremme était si étrangement muette que les bruits, bien qu’assourdis par la brume, se détachaient dans ce silence. Le claquement des sabots sur la chaussée mouillée, le cri d’une mouette en maraude et le frottement des semelles de cuir sur les pavés s’imposaient à la conscience, au lieu de composer un fond sonore comme ils l’auraient fait à Havreville.

Puis ils gravirent une artère encombrée d’étals de fruits et légumes et de poissons. Novembre n’étant guère favorable aux produits de la terre, on les trouvait en faible quantité. La mer, au contraire, offrait de véritables moissons. Ils virent de grands tas de bigorneaux, de moules, de bulots et d’huîtres, ainsi que d’immenses bacs remplis d’encornets, de palourdes et de crevettes. Le poisson-brume, surtout, abondait à vil prix. Le saumon rosé, pour sa part, abondait à prix d’or. Jonathan avait toujours été fasciné par l’exotisme des poissons et des fruits de mer, mais il ne trouvait jamais leur goût à la hauteur de leur nom ou de leur aspect. Un vendeur faisait bouillir des crabes entiers, tout vifs, dans un énorme chaudron. Wurzle suggéra de revenir déjeuner avec une bouteille de vin et une miche de pain. Le fromager jugea la proposition excellente.

Ils rencontrèrent Dooly aux deux tiers du chemin, juché sur une caisse et parlant à un nain qui semblait lui prêter peu d’attention. Dooly lui racontait l’assaut fluvial dans le Bois des Gobelins, enjolivant son récit avec force trolls, trésors et autres trivialités. Le nain, le visage empourpré ruisselant de sueur, tenait à la main un long tube auquel était attaché un orbe de verre scintillant. Il appliquait des filaments colorés de verre fondu sur le pourtour du globe et les entortillait à l’aide d’une baguette de métal. Jonathan crut qu’il troussait un énorme œil de verre, peut-être pour un cyclope qui avait perdu le sien – sort funeste s’il en est, pour une semblable créature –, mais il s’avéra qu’il fabriquait des presse-papiers. Il s’agissait, de fait, de petites sphères de cristal qui ne ressemblaient à rien de ce que le fromager avait pu voir jusqu’alors. Plus grosses que des billes, elles renfermaient même, parfois, de minuscules jardins floraux de verre soufflé. Certaines fleurs étaient infinitésimales au point qu’il dut étudier les presse-papiers pour les discerner. D’autres, plus grandes, évoquaient davantage des animaux ou des crustacés que des fleurs. Même le professeur en poussa des exclamations pendant dix minutes. L’un des orbes était d’un bleu profond jaspé d’éclats scintillants pareils à des étoiles. Quand Jonathan le porta à son œil pour mieux l’observer, les bruits alentour parurent s’estomper et il se sentit choir à travers l’espace, dans une obscurité pailletée de diamants – sensation qui alliait la terreur à l’émerveillement. Alors il resta à scruter ces abysses jusqu’à ce qu’il entendît son nom et s’avisât qu’on lui tapait sur l’épaule.

« Venez donc, M. Bing Fromage, s’écria Dooly. On s’en va voir le palais, monsieur. »

Jonathan posa le presse-papiers et s’aperçut que Wurzle était déjà loin. Submergé par le ridicule de son acte – scruter un simple globe de verre pendant si longtemps –, il se tourna vers le nain toujours voûté sur son labeur. « Belle pièce ; on voit rarement mieux », fit-il observer d’une voix qu’il voulait celle d’un connaisseur.

Le nain lui dédia un sourire plaisant, puis un clin d’œil, et ajouta, mystérieux : « Oui, rarement. » Ensuite, il reprit son travail.

« Drôle de petit bonhomme », se dit Jonathan en songeant à cette étrange assertion dont il ne fut pas long, cependant, à se convaincre qu’elle dissimulait une vérité intrinsèque.

Le palais se révéla moitié moins fascinant que les orbes. Il n’y avait personne, apparemment, sinon deux nains appuyés chacun sur une énorme hache devant une monstrueuse porte en chêne. Jonathan estima qu’il suffirait d’un canif pour occire les gardes avant qu’ils n’eussent le temps de soulever leur hache, sans même parler de la brandir. Mais sans doute n’étaient-ils là que pour la galerie. Il s’avéra que le roi, parti pêcher à bord de son chalutier, ne rentrerait que le lendemain en fin de journée.

En fin de compte, ils choisirent d’accéder à la suggestion du professeur. Après un déjeuner de crabe bouilli, de pain et de vin qui les laissa fort repus, les trois voyageurs, flanqués du chien, regagnèrent l’Œil-de-Lune par le chemin le plus court et consacrèrent tout leur après-midi à la sieste.

Le lendemain se passa d’une façon très voisine. À midi, Jonathan entreprit de manger des bigorneaux dont il découvrit bientôt qu’ils ne voulaient sortir de leur coquille pour aucun motif que ce fut. La tâche de les extraire était si épuisante que son appétit se creusait plus vite qu’il ne parvenait à le combler.

Ce furent, somme toute, deux journées fort agréables. Le professeur se plaignit parfois de la grisaille que Jonathan avait tendance à apprécier. Ce temps vous avait une « atmosphère », comme Dooly le souligna à plusieurs reprises. Twickenham se manifesta au matin du troisième jour et leur annonça l’arrivée, la veille au soir, des camelots. Une réunion à laquelle les trois navigateurs se devaient, selon l’elfe, d’assister se tiendrait sous peu au palais. On y servirait des tartes aux pommes, de la crème et du café chaud, et il fallait se hâter, car on ne retiendrait pas l’écuyer beaucoup plus longtemps. C’est Ackroyd en personne qui avait confectionné les tartes ; n’eût-il été de ses bons amis, Myrkle se serait déjà lancé à l’assaut de sa boulangerie depuis une bonne heure.

Ils se précipitèrent donc au palais que gardaient les deux mêmes soldats affublés de leurs formidables haches. Derrière l’édifice, sur un pré clôturé de haies, du genre de ceux où l’on joue au croquet, était posé un vaisseau elfique, l’aéronef – le fromager l’aurait parié – dont l’apparition près de La Saulaie avait mis les trolls en déroute. Le visage rondelet de l’homme de la lune, le mystérieux horloger spécialiste des remontoirs de montre, souriait sur son flanc. Une fois encore, le fromager songea à ses pièces magiques et prit soin de tâter la bourse en cuir passée à sa ceinture.

Par-dessus les haies, on apercevait les mâts et les voiles ferlées d’un navire de bonne taille, vision que Jonathan jugea des plus bizarres, puisque l’océan se trouvait huit cents mètres derrière eux. Le professeur déclara que, sans nul doute, un bras mort ou un canal arrivait jusqu’ici. Mais ils n’eurent pas le temps de pousser leurs investigations, car plusieurs elfes rieurs et bavards se faufilaient par une trouée dans la haie et, avisant les trois voyageurs, les montraient du doigt. À l’instar de Twickenham, ils étaient un peu plus grands que les camelots et beaucoup moins massifs que les nains. Le phénomène le plus étrange, c’était que certains d’entre eux, dans la chiche clarté du jour, apparaissaient presque translucides. Le fromager se figura distinguer un elfe à travers le premier puis le deuxième, comme s’ils étaient faits de verre ombreux. Lorsqu’une volute de brouillard obscurcit le soleil, cependant, l’illusion se dissipa – s’il s’agissait bien d’une illusion – et ils prirent un aspect très réel, bien plus séduisant et moins comique que celui des camelots. Mais le fromager eut pendant un instant l’impression qu’ils jouaient les poseurs, car un ou deux affectaient des airs supérieurs. Il devait bientôt découvrir que, plus encore que les camelots, les elfes adorent chanter et chahuter.

Leur irruption parut contrarier Twickenham, comme s’il les trouvait agaçants. En tête du groupe marchait un individu qui, par sa grosseur et ses traits, présentait une ressemblance frappante avec le maire Bastable. Il montrait un comportement froid et direct, même si un elfe froid et direct reste un joyeux compagnon. Jonathan supputa derechef que l’autre apprêtait un discours.

« Bonjour, bonjour, bonjour ! énonça l’elfe rondouillard. Messieurs, messieurs, messieurs ! Hein ? Bon, bon ! »

Jonathan chuchota au professeur que ce jovial personnage avait un don pour les mots, et Wurzle en convint. Ils furent bientôt forcés de serrer des mains alentour, même si les elfes en offraient un si grand nombre que le fromager ne sut jamais avec certitude laquelle il serrait. La cérémonie continua de la plus chaleureuse des façons – jusqu’à ce que Jonathan se fût avisé qu’il avait serré trois ou quatre fois plus de mains qu’il n’y avait d’elfes, et devait donc se trouver en butte à une sorte de plaisanterie.

L’elfe rondouillard eut un rire tonitruant lorsqu’il lut la compréhension sur le visage du fromager, et tint à lui offrir sa main une dernière fois, une main molle qu’il agita si bien entre les doigts de Jonathan que celui-ci se rappela les axolotls qu’il avait maniés avec tant de précautions. Il jugea par ailleurs ce rituel des plus bizarres, mais il appréciait la jovialité comme tout un chacun et veilla à paraître ravi quand l’elfe lui expliqua qu’il avait eu droit à une purée de main. Les autres, amusés à un point inimaginable par la vieille scie de la purée de main, marquèrent leur approbation par de nombreux éclats de rire entrecoupés d’exclamations telles que « Tu l’as bien eu ! » et « Vingt mains par personne ! » ou encore « Il a failli y laisser son poignet ! ».

Quant à Twickenham, il rit un peu, avec pourtant l’air de qui a eu plus que sa part de purées de main.

« Twicky, Twicky, Twicky, dit l’elfe rondouillard dont le nom s’avéra être M. Blump. Il y a de quoi manger à l’intérieur. De la nourriture et des boissons pour les elfes de lumière dans leur vaisseau ailé. De quoi se sustenter, pour sustenter ce bel oiseau aux ailes immobiles. » Et ce dernier commentaire était aussi, semblait-il, une vaste plaisanterie, car les elfes hurlèrent de rire à l’envi.

« Bonjour, mon bon Blump, dit Twickenham. Voici, ainsi que tu le sais déjà, Jonathan Bing, de Havreville, le professeur Wurzle, l’historien, et Dooly, le petit-fils.

— Des gens astucieux, astucieux, astucieux ! » s’exclama Blump qui fit encore mine de serrer la main du fromager. Mais quand Jonathan, très courtois, tendit la main, l’autre ramena la sienne en arrière, pouce dressé, au-dessus de son épaule avec un rire dément. Jonathan sourit pour montrer qu’il appréciait la plaisanterie, mais Wurzle dévisagea Twickenham comme s’il se lassait de l’humour forcé de Blump.

« Où est Son Altesse ? s’enquit Twickenham d’un air des plus mystérieux. Nous avons des nouvelles.

— Des nouvelles, dit M. Blump. Ah bon, des nouvelles ? Son Altesse a emmené ses ornithorynques chasser sur le canal. Mais elle sera sans doute de retour bientôt. »

C’est alors que, par les grandes portes du palais, surgirent Bufo, l’écuyer Myrkle, Chapeau Jaune et Sonde-un-Buisson qui pestait sans motif apparent contre l’écuyer, lequel, ayant sans doute convaincu quelqu’un de lui trouver un en-cas dans l’attente des tartes d’Ackroyd, enfournait un morceau de pain ou de cake. On entendit les elfes crier : « Oh, voilà l’écuyer ! » et : « L’écuyer Myrkle est là ! » tandis que l’intéressé, avec aux lèvres un large sourire décoré de miettes, s’avançait d’un pas lourd. À l’issue d’un certain nombre de poussées, de bourrades et de poignées de main, un elfe coiffé d’un chapeau conique lui offrit un sac en cuir fermé par un cordon noué.

« Des billes ! » murmura Bufo à Chapeau Jaune, et Dooly se faufila jusqu’au devant du groupe pour s’en assurer. De fait, l’écuyer s’assit sur le pré et vida le sac par terre. Le tintement des petites sphères de verre emplit l’air calme, tandis que tout le monde regardait les billes cascader en un ru cristallin qui se changea bientôt en rivière, puis en étang, et enfin en lac – c’étaient des centaines de billes qui jaillissaient en spirales aux couleurs de l’arc-en-ciel et jetaient des reflets de soleil dans le matin suave.

Cet afflux n’avait à l’évidence rien d’ordinaire. Même l’écuyer Myrkle eut la prudence de serrer le cordon avant qu’il ne se fut déversé plus de billes que les camelots n’en auraient pu transporter dans leurs paniers. Ce sac de billes semblait bel et bien sans fond, et Jonathan regretta fort de ne pas posséder son pareil. La notion d’absence de limites le fascinait depuis toujours – il eût aimé découvrir des rayonnages infinis pleins de livres tous rédigés par G.Smithers de Broméville, ou une ahurissante enfilade de salles remplies de gemmes et de pièces d’or où s’enfouir comme une taupe. Et voilà qu’il contemplait une merveille de la sorte et une merveille elfique, qui plus est. Jonathan décida derechef qu’une fois son périple terminé et le printemps, saison plus propice aux voyages, revenu, il pousserait de nouveau vers le sud jusqu’au pays des camelots, pour rendre visite à l’écuyer Myrkle et voir son fabuleux trésor de calots et autres agates.

L’écuyer, toujours assis dans l’herbe, tenait un orbe d’un rouge profond de la taille d’une prune à l’intérieur duquel se déployaient des tourbillons colorés, et il le scrutait comme s’il regardait le centre de la terre par une caverne enchantée.

C’est alors que Jonathan entrevit, de l’autre côté du pré, l’occiput de quelqu’un. Avec toutes ces histoires d’altesse, ou d’altitude, il s’attendait à ce qu’il s’agît du crâne du roi nain. Mais lorsqu’il distingua enfin la tête en entier, et le corps qui s’y rattachait, il apparut que la personne concernée n’avait rien à voir avec un quelconque nain, mais tout avec le visage figuré sur l’aéronef – à l’instar de l’horloger de Dooly.

Il se dirigeait vers eux, sans se presser, le long d’un petit sentier bordé de haies de cornouillers. Jonathan eut toutefois l’impression, lorsque l’autre approcha, qu’il marchait voûté, à l’instar de qui porterait un gros poids sur ses épaules. En outre, il rougissait sous l’effort, alors que la journée restait plutôt fraîche.

Il était vêtu d’une sorte de manteau en tweed qui couvrait une veste brodée de lunes, d’étoiles et de planètes. Il salua les elfes et les navigateurs, et les observa en plissant des yeux que ses verres rendaient immenses, comme si on les discernait par le truchement d’un télescope. Son pantalon semblait tissé de fil d’or, ce qui, bien sûr, était peut-être le cas. Et il était chauve, à l’exception de deux touffes de cheveux au-dessus des oreilles – une coiffure à la Gilroy Bastable, quoique plus disciplinée.

L’homme de la lune – car c’est ainsi que Jonathan le baptisa était un personnage d’une curieuse apparence, sans doute, mais on voyait bien qu’il pouvait être une sorte de roi. Derrière ses lunettes, son regard était jovial, mais Jonathan y lut une certaine gravité. Il découvrirait bientôt qu’à l’instar de l’écuyer, l’homme de la lune aimait les choses essentielles : manger de la tarte aux pommes arrosée de crème au petit déjeuner, gambader avec des ornithorynques sur les berges des fleuves, marcher à grands pas entre deux haies de cornouillers, admirer des billes avec ce même Myrkle et, ainsi qu’il devait s’avérer par la suite, sonder les mystères des kaléidoscopes et des presse-papiers.

Il serra la main de Jonathan en lui donnant du « monsieur le fromager » et mentionna qu’il se piquait de fromagerie lui aussi. « Rien d’aussi miraculeux que vos fameux fromages aux raisins secs, dit-il. Des bleus convenables, voilà tout. »

Jonathan, au regret de n’avoir à sa disposition immédiate aucun de ces produits, songea à creuser la nature de l’industrie fromagère locale – à « parler boutique », en somme. Mais il résolut d’attendre un moment plus propice. Il n’aimait guère aborder un sujet le concernant en présence d’autres personnes qui ne pouvaient prendre aucune part à la discussion. Une telle attitude sentait l’égocentrisme, disposition d’esprit tout à fait étrangère à son caractère.

L’écuyer avait rassemblé toutes ses billes pour les ranger dans le sac en cuir qui, miracle, avait grandi pour les accueillir toutes. Il se releva, jucha son sac sur une épaule toute ronde et hocha la tête à l’adresse de l’homme de la lune. « Où est donc M. Ackroyd ? Il nous faut le voir sans attendre. L’écuyer doit faire affaire avec lui. Une affaire de tartes.

— M. Ackroyd est dedans, dit Bufo. Il apporte ces tartes à l’instant même, Écuyer.

— Je veux parler à Ackroyd », répliqua l’interpellé.

L’homme de la lune, décidément porté à la jovialité, prit par le bras l’écuyer qui, plus tard, se révéla être un excellent ami à lui, et l’entraîna vers les portes du palais. « Nous le trouverons ensemble, monsieur. » L’écuyer parut ravi.

Le palais, quoique sombre et rocheux, offrait un intérieur des plus agréables. Une vaste antichambre distribuait de longs couloirs dans toutes les directions, et d’épais tapis aux nuances printanières revêtaient les sols dallés de pierre. Des grappes de cristaux luisants, du quartz rose à les bien regarder, pendaient du plafond et remplissaient admirablement leur rôle de lampes. Le professeur, anticipant la question d’un Jonathan dérouté par leur éclat intrinsèque, se pencha vers lui : « Du quartz igné. Un matériau très rare. Les nains l’extraient des mines situées sous les Falaises d’Émeraude. D’après eux, il peut briller pendant cinq cents ans. »

La petite troupe parvint dans une grande salle que divisait une table massive, cabossée et noircie par les ans, sur laquelle on avait dressé le couvert. Deux jeunes nains remplissaient des chopes, et la vapeur qui s’en élevait fleurait bon le café et la cannelle.

Twickenham présenta Jonathan à un autre nain affairé à décharger des tartes d’un chariot de desserte, un individu court sur pattes et barbu qui serra la main du fromager avec tant de vigueur et de constance que celui-ci se demanda s’il entendait la lui rendre un jour. « Alors vous êtes le fameux Bing ? dit le nain en le dévisageant d’un air matois.

— En effet.

— Pour ma part, reprit son interlocuteur, je suis le boulanger Ackroyd. Vous avez peut-être entendu parler de moi. »

Certes, Jonathan le connaissait : ses fromages étaient bien sûr stockés chez lui, mais surtout la réputation du boulanger Ackroyd s’étendait loin en amont de Havreville, dans la haute vallée, en raison, surtout, de ses pains d’épice. Ackroyd était grand, pour un nain. Le sommet de son crâne arrivait presque à la hauteur de la poitrine du fromager. Quant à sa barbe, hirsute et broussailleuse à force de brûlures presque quotidiennes qui survenaient quand Ackroyd chargeait ses fours, elle lui pendait en dessous de la ceinture. Il ouvrit un rabat de son manteau et sortit un objet emballé dans du papier sulfurisé, qu’il montra à Jonathan comme s’il s’agissait d’un produit de contrebande. Il s’agissait, en vérité, d’un pain d’épice. « Le tout premier de la saison, déclara-t-il avec un rien de mysticisme dans la voix.

— En effet, dit Jonathan en contemplant la pâtisserie si phénoménalement délicieuse. Navré de n’être pas encore venu parler affaires avec vous, M. Ackroyd.

— Oubliez le « monsieur », je vous prie. Ça ne fait rien. Vos fromages sont en excellent état et on a tout le temps voulu pour parler affaires. Trop de temps. Au diable les affaires. »

Jonathan apprécia l’attitude. Le boulanger s’intéressait beaucoup plus à ses produits qu’à ses transactions. C’était bon signe.

L’écuyer se dirigea vers eux d’un pas lourd, avec dans le regard un éclat indéfinissable. Bufo, constatant qu’il n’y avait sur la table que la moitié des tartes livrées, tenta de l’arrêter au passage.

« Vous savez pour qui est ce pain-là ? demanda Ackroyd au fromager.

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— L’écuyer. Nul n’aime davantage un bon pain d’épice. On ne le devinerait jamais à le voir, mais c’est un personnage important.

— Ah bon ?

— Oh, oui. Au décès du vieux roi Suie, c’est l’écuyer qui lui succédera. Roi des camelots, qu’il sera, depuis Maremme jusqu’aux Hautes Terres et aux Montagnes Blanches. »

Jonathan considéra Myrkle. Il supposa que ses yeux, en le poussant à supposer l’écuyer paresseux, l’avaient trahi, mais non : l’autre écoutait poliment un des poèmes de Bufo, tout en scrutant les tartes. Faute de pouvoir se retenir plus longtemps, il finit par interrompre son compagnon. « L’écuyer va prendre une tarte et de la crème. L’écuyer veut une tarte.

— Drôle de roi, dit Jonathan.

— Au contraire. Idéal pour régner sur les camelots. Il a deux passions, manger et collectionner les billes. On dit qu’il en a des caves entières, remplies jusqu’au plafond de coffres où il les entasse, et qu’il possède un immense globe de cristal – une bille de géant – dans lequel sont taillés de minuscules escaliers qui lui permettent de le parcourir. Nul ne conviendra mieux aux camelots comme souverain. » Sur quoi le boulanger offrit le pain d’épice à l’écuyer.

« Un pain d’épice, un pain d’épice ! exulta Myrkle avec un sourire triomphal. Nous avons un pain d’épice ! » L’espace d’un instant, il prit un air solennel. Aussitôt, tout le monde se tut. « Le bon Ackroyd a apporté un pain d’épice à l’écuyer !

— Un ban pour ce bon vieil Ackroyd ! s’écria Dooly.

— Hip hip hip ! hourra ! » s’exclama-t-on de toutes parts. L’écuyer goba le pain d’épice avec un hochement de tête des plus francs, avant de s’emparer d’un café qu’il lampa d’un seul trait pour faire descendre cette unique bouchée.

Ensuite ils s’assirent tous à la table, Jonathan, Dooly, le professeur, les camelots et le boulanger Ackroyd d’un côté, Twickenham, Blump et le reste des elfes de l’autre. À un bout de la table siégeait l’homme de la lune et face à lui, six mètres plus loin, un nain gris de poil et revêche d’expression, en robe brune, qui s’avéra être le roi pêcheur, Bougon. Jonathan se dit que le roi Bougon avait écopé d’un nom qui, cependant, lui seyait bien. Il avait le visage ridé et buriné comme les pilotis du quai auquel, sans nul doute, il amarrait son chalutier. Ici, il paraissait déplacé, comme s’il s’était mieux vu lancer ses filets près des Îles du Chenal. Même s’il montra l’affabilité d’un roi, il s’intéressait d’évidence fort peu à la réunion. Quand Achab s’approcha pour le renifler, cependant, Bougon lui donna une croûte de pain et lui tapota la tête. Jonathan jugea somme toute qu’il s’agissait là d’un roi très supportable.

Ils s’attaquèrent aux tartes aux pommes, et à la crème qui les accompagnait. Les tartes étaient très épaisses, comme il se doit, et fleuraient bon la cannelle. Une fois sa première part dévorée, Jonathan en vit une autre atterrir sur son assiette, tandis qu’on le resservait de bon café fort. Il remarqua que nul ne refusait une deuxième part de tarte et que l’homme de la lune paraissait déguster la sienne avec autant d’appétit que chacun. Il déclina cependant la troisième, comme tous les convives à l’exception de Dooly et de l’écuyer Myrkle.

Ils en étaient à boire leur café en devisant aimablement, lorsque le fromager se fit la réflexion que, si tous les « conseils de guerre » ressemblaient à celui-là, il accepterait volontiers de devenir général ou amiral. Mais, quant à convoquer des gens si différents au palais, cela devait s’expliquer par des motifs tout autres qu’un festin de tartes, sublimes au demeurant.

C’est Twickenham qui se leva et réclama le silence. Tout soudain, il avait l’air digne et imposant. Il s’éclaircit la gorge à plusieurs reprises, et alla faire les cent pas devant une fenêtre losangée. Dans les rayons de soleil qui filtraient par la vitre, il paraissait vaguement transparent. Twickenham, à l’instar des compagnons de Blump, appartenait à cette nation d’elfes dits « de lumière ». Jonathan avait entendu dire, même s’il avait toujours trouvé cela bizarre, que ces elfes-là ne mouraient pas mais se dissolvaient au fil des ans, qu’après plusieurs siècles ils semblaient composés de rubans colorés translucides, puis du cristal le plus pur, et finissaient par échapper à la vue des mortels. Nul n’avait de certitude à ce sujet, bien sûr, sinon les elfes eux-mêmes, puisqu’on ne peut jamais être sûr de ce qui concerne une chose disparue. Le professeur était sans doute au fait d’une théorie scientifique qui expliquerait le phénomène, et Jonathan résolut de lui poser la question sitôt que l’occasion se présenterait.

En tout cas, Twickenham s’immobilisa et leva un doigt, le visage grave. « Nous ne sommes pas ici…» commença-t-il, aussitôt interrompu par le jeune Sonde-un-Buisson, qui éclatait de rire à la vue des croûtes de tarte que l’écuyer, plutôt que de les manger, avait entassées près de son assiette.

Twickenham le foudroya du regard. Sonde-un-Buisson se calma derechef. «… pour blaguer », reprit l’elfe. Il dévisagea d’un air des plus sévères le jeune camelot, lequel se tassa sur sa chaise. « C’est une date marquante, cruciale. Un jour qui se situe à la croisée des destins. »

L’assistance fit silence. Seuls quelques jours pouvaient être tenus pour cruciaux au fil de l’année et, s’il s’en présentait un, il ne fallait pas le prendre à la légère. Bufo s’éclaircit la voix. « J’ai un poème, M. Twickenham, que je crois approprié à la circonstance. Si je peux avoir votre attention à tous…

— Pas de poème, Bufo, dit l’elfe. Garde-le sous le coude. On n’a de temps ni pour la poésie, ni pour la blague.

— Ni pour les asclépiades, intervint Chapeau Jaune.

— Ni, comme tu le dis, pour les asclépiades. Nous avons des visiteurs, et des visiteurs de tout premier ordre. Chacun d’eux a son importance, mais le plus important, et je prie tous les autres de bien vouloir me pardonner, c’est ce garçon-là. » Et Twickenham d’agiter la main en direction de Dooly.

Dooly regarda autour de lui pour voir qui était donc ce convive si primordial. L’autre devait parler du fromager. Mais non, Jonathan Bing et le professeur Wurzle étaient assis là, et nul ne les désignait du doigt. Il n’y avait personne d’autre que lui. C’est après Dooly qu’ils en avaient. Après lui. Il ne savait que dire, et sa première réaction fut de se sentir coupable, car il ne se trouvait rien dont il pût s’estimer fier.

À l’autre extrémité de la table, l’écuyer Myrkle sortait des billes de son sac, les examinait et les passait tour à tour aux deux elfes qui le flanquaient. Ceux-ci semblaient extrêmement ravis. Jonathan aurait cru que les elfes se seraient lassés depuis longtemps de ces merveilles dont ils disposaient à l’envi, mais il est vrai qu’on ne se lasse jamais de ce qu’on aime pour de bon, qu’il s’agisse de billes ou de tartes aux pommes. En tout cas, Twickenham gratifia les deux elfes d’un regard noir, et ils posèrent les billes. Twickenham paraissait adresser des regards à tout le monde ce matin-là, mais il convient de rappeler qu’ils devaient traiter d’affaires éminemment graves. « Montre ta bague à notre ami Dooly, Écuyer, sois gentil », dit l’orateur.

L’écuyer posa son sac de billes, fit un clin d’œil à Dooly, puis énonça d’une voix posée : « Twicky, Twicky, Twicky, Twickenham – âme en peine » et tendit sa main gauche, dont le majeur arborait bel et bien un anneau, vers Dooly.

« Vous avez déjà vu une bague pareille ? demanda l’elfe à Dooly.

— Non, monsieur, répondit un Dooly déconcerté par cet intérêt subit pour les bijoux. Enfin, si, monsieur. Je veux dire, Votre Honneur, qu’une telle bague a bien dû passer devant mes globes oculaires à un moment donné. Juste un petit moment. Et ce n’est pas moi qui l’ai emprunté, ça, j’en suis sûr. » Ce discours, Dooly le prononça une main enfoncée dans la poche de son manteau.

« Puis-je voir la vôtre ? demanda Twickenham.

— La mienne, monsieur ?

— Votre bague. Votre bague marine. L’anneau d’Océanie Profonde. Celui qui, si je ne m’abuse, représente un crustacé. Un nautile. »

Dooly sortit à contrecœur sa main de sous la table pour montrer sa bague à Twickenham. Les elfes et les camelots se levèrent et se penchèrent, ainsi que Jonathan et Wurzle, sur le jeune homme.

Les deux bagues sortaient sans nul doute de l’atelier du même joaillier. Celle de l’écuyer, plus grosse, figurait un de ces poissons qui ressemblent à des plantes crénelées et traînent partout des replis de peau comme s’ils oubliaient à plaisir de rajuster leurs vêtements : on les appelle, de leur nom vulgaire, des lottes de mer. Dans son œil, il y avait un diamant bleu.

« Comment, Écuyer Myrkle, es-tu entré en possession de cet anneau ? s’enquit Twickenham.

— C’était un cadeau, M. Twickenham. » Myrkle observa une courte pause, puis répéta d’une voix de basse : « Twicky, Twicky, Twickenham » avant d’éclater d’un grand rire. Tout le monde l’imita, sauf M. Twickenham.

« Un cadeau de qui ?

— Voyons, de Théophile Escargot, à qui j’avais donné un petit chariot. Il transportait des choses qu’il avait trouvées, à ce qu’il a dit. Je le lui ai échangé sur-le-champ contre cet anneau.

— Entendu, dit M. Twickenham, qui paraissait satisfait, voire étonné, d’avoir obtenu une réponse intelligible. Et vous, Dooly, vous connaissez cet Escargot ?

— Oui, monsieur. Non, monsieur. Oui, monsieur.

— Vous êtes quelqu’un de paradoxal, non ? dit l’elfe.

— Oui, monsieur. Je vous en demande pardon, monsieur, mais ce n’est pas son vrai nom, même s’il l’aime bien.

— Et comment le savez-vous ?

— Parce que lui, c’est comme qui dirait mon grand-père, monsieur, et le père de ma mère, en plus. Et son nom, si vous me permettez, son nom à elle, c’est Stover, vous voyez, ce qui fait que son nom, son nom à lui, c’est le même, monsieur, et non pas Escarpin ou je ne sais quoi. Papi, il a toujours adoré s’amuser. »

Twickenham allait et venait derrière l’homme de la lune, qui semblait tout prêt à s’assoupir. « Par hasard, mon garçon, votre grand-père est-il jamais tombé sur une montre de gousset qui sortait de l’ordinaire ?

— Pas vraiment », répondit Dooly en baissant les yeux.

Jonathan eut un bruit de gorge éloquent.

« Bon, oui, une fois, ajouta l’autre.

— Ah, fit l’elfe. Et y avait-il un visage sur le cadran ?

— Oui, mais moi jamais je n’ai eu rien de la sorte », dit Dooly, dont la syntaxe se détériorait à mesure que croissait son « énervement ».

« Bien sûr que non, bien sûr que non », lui assura l’elfe.

À voir Dooly, on aurait cru qu’il allait fondre en larmes, tant il se croyait coupable d’un crime terrible dont, pourtant, il ignorait tout. On n’allait quand même pas le juger responsable du fait que son grand-père aimait à emprunter, y compris des noms. Le tour nouveau que prit la conversation le soulagea.

Twickenham désigna le magnifique tromblon-hautbois que Wurzle avait apporté à la réunion. « Et vous, Professeur, savez-vous ce qu’est cet objet ?

— Tout à fait, monsieur, répondit l’interpellé en exhibant l’étrange mécanisme à la vue de tous. Il s’agit d’un dispositif que j’ai découvert voilà plusieurs années le long du fleuve près de Fort-Rivière, entortillé autour des restes du mât d’un certain vaisseau.

— Le Galion des Lacs de Luna, envasé dans le Bourbier ?

— Euh, oui, dit le professeur après une brève hésitation. C’est, comme je l’ai déterminé, une arme qui opère selon les trois pulsions principales : vélocité, pendulosité et tourbillon.

— Une arme ? » répéta l’elfe avec, pour la première fois, un léger sourire. Le professeur parut quelque peu dérouté. Son hypothèse lui avait coûté de longs mois d’études difficiles et fatigantes.

« Puis-je jeter un coup d’œil là-dessus ? reprit l’elfe.

— Certes. »

Imité par ses deux compatriotes qui flanquaient l’écuyer, Twickenham étudia l’objet sous toutes les coutures. Tous trois en papotaient d’excitation. « Il est en parfait état », conclut-il.

Le professeur eut un sourire triomphal.

« Mais ce n’est pas une arme. »

Wurzle bredouilla de confusion. Il se sentait ridicule. Il avait fondé sa théorie sur des runes elfiques qu’évidemment les elfes comprenaient bien mieux que lui.

« C’est un dispositif beaucoup plus précieux, poursuivit Twickenham. Et je crois qu’il nous sera utile à tous. Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Vous l’avez dit. Je ne demande qu’à me rendre utile. »

L’autre s’inclina, lui rendit son appareil, et dévisagea l’homme de la lune, qui essuyait les verres de ses lunettes.

Il rangea ses lunettes dans un coffret, puis en chaussa une autre paire, derrière laquelle ses yeux semblaient reposer au fond d’un aquarium. Il s’interrompit pour allumer sa pipe, ce que plusieurs des elfes de l’assistance se hâtèrent d’imiter. Le fromager, qui savait qu’on doit toujours suivre l’exemple de l’hôte, alluma donc la sienne. Il n’appréciait guère le ton de la conversation jusqu’à présent, et il l’apprécia d’autant moins lorsque l’homme de la lune posa son cure-pipe pour déclarer d’une voix grave : « Noël approche et chaque jour nous pousse davantage vers une saison qui risque de s’avérer plus macabre encore que nos terreurs. Il faut nous y préparer ! »

Jonathan tirait des bouffées pensives. Quant à Dooly, il paraissait se fondre dans sa chaise, en redoutant, bien sûr, que toutes ces terreurs macabres ne fussent de sa faute. Jonathan ne voyait pas en quoi l’hiver devait être si pourri. Il savait, et de première main, que tout n’allait pas pour le mieux le long de l’Oriel – mais en quoi les gobelins, et les événements de La Saulaie, Hautetour et Fort-Rivière concernaient l’homme de la lune ou même les nains dans leur cité fortifiée, cela lui échappait. Il était cependant exact, songea-t-il avec un frisson, que le visage de l’homme de la lune était apparu bien souvent par le passé, ce qui n’expliquait rien. Peut-être que toute cette affaire s’organisait comme une toile d’araignée. De loin, on en distingue parfaitement le dessin, mais l’insecte qui s’y est pris n’aperçoit qu’un amas de fils tendus dans toutes les directions. Le fromager avait espéré que l’homme de la lune démêlerait cet écheveau à sa place – qu’avec le professeur et Dooly, ils pourraient tous trois pêcher sur la jetée avant de partager un délicieux souper avec les camelots et de rentrer chez eux en emportant un presse-papiers et un carton de livres.

Mais cette fascinante perspective s’éloignait sans cesse, et il la trouva d’autant plus éloignée lorsqu’il remarqua l’objet posé sur la table devant l’homme de la lune : un curieux bocal doté d’un bouchon à vis en verre, bocal dans lequel flottait une minuscule pieuvre conservée dans la saumure. Dooly la vit au même instant.

« Mon vieux papi est venu ici ! » s’écria-t-il en désignant la pieuvre.

L’homme de la lune sourit. « En effet, dit-il d’une voix tonitruante. Et c’était un sacré papi.

— Oh, oui, monsieur Homme-de-la-Lune, dit Dooly, ravi du compliment. Il y a des moments, si Votre Honneur me permet de continuer, où Papi a eu ce qu’on pourrait appeler des aventures. C’était un homme puissamment futé, mon papi ! Et riche, je ne vous dis que ça ! Il en avait plus d’un, de ces octopodes ! » Dooly fit à Jonathan un clin d’œil lourd de sens où se mêlaient la connivence de ceux qui connaissaient le secret de la pieuvre, et la fierté d’avoir un vieux papi si réputé.

« Il y a bien des années, monsieur, que nous avons topé notre dernier marché, votre grand-père et moi, dit l’autre.

— À l’époque des pieuvres, précisa Dooly. Après il y a eu les yeux de baleine, puis les crapauds cornus enfermés dans des cages minuscules, et les petites billes avec un hippocampe pris dans le verre, qu’il disait trouver chez les camelots. Mais moi, je n’ai su qu’il parlait des bonshommes de gelée qu’il y a quelques jours, quand on est tombés sur M. Bufo et l’écuyer et Chapeau Jaune et Sonde-un-Buisson le long du fleuve. »

L’homme de la lune semblait vouloir placer un mot, et il profita d’un intervalle où Dooly reprenait son souffle. « Oui, c’était à l’époque des pieuvres. Il a échangé, en quelque sorte, cette pieuvre-ci et quantité de haricots magiques contre quatre pièces, quelques bagues en or et une montre de gousset.

« Des bagues, on en a retrouvé trois. Milo le Magicien en a une, l’écuyer Myrkle aussi, et vous, Dooly, vous en avez une autre. La localisation de la quatrième importe peu. Sans doute votre grand-père a-t-il fini par la troquer aussi. Il y a quelques années, la rumeur disait qu’il passait le plus clair de son temps dans l’océan à bord d’un engin sous-marin et qu’il avait pour compagnon un cochon d’une intelligence supérieure habillé en clown qu’un romanichel gardait auparavant dans un cabinet en teck près de Maremme. Je commence à suspecter des accrocs à la trame de ce conte.

« Votre grand-père a troqué bague et pièces contre le sous-marin, et sans doute le cochon, du romanichel qui a par la suite remonté le fleuve. Nous le savons pour la bonne et simple raison que les fameuses quatre pièces de monnaie sont arrivées en la possession d’un certain Amos Bing quelques mois plus tard. »

Jonathan s’accorda quelques instants de réflexion, puis il se mit à détacher la bourse passée à sa ceinture. Il éprouvait un étrange attachement pour ces pièces, même si elles en étaient venues à le terrifier d’une manière qu’il ne parvenait pas à définir, mais si elles appartenaient à l’homme de la lune et si elles lui avaient été volées, ou troquées, par le papi de Dooly, il n’avait d’autre choix que de les lui rendre.

L’homme de la lune sourit et leva la main. « Gardez-les, M. Fromager, si vous le souhaitez. Si vous le souhaitez. Elles sont, hum, magiques. Vous le saviez déjà. Par leur entremise, je peux voir très loin, comme vous l’avez constaté voici des années. À quoi me serviraient-elles, ici ? Le mal n’y est pas encore. Mais dans la vallée, sur la crête qui domine le village de Hautetour, au sein de ce château, gîte quelque chose que, je l’admets, je ne saisis pas moi-même. » Il s’interrompit et rajusta ses lunettes qui, entraînées par le poids des verres, ne cessaient de glisser. Puis il plissa les yeux, comme pour voir mieux. « Je préfère donc que vous les gardiez, M. Bing, et je m’en vais vous montrer leur secret – que vous avez entrevu par hasard il y a des années. Ainsi, elles seront mes yeux, pour ainsi dire, dans cet hiver qui approche à pas de géant.

— Oui, monsieur, dit le fromager, moins bouleversé par ce cadeau qu’il ne l’aurait imaginé.

— Un dernier point, avant de retrouver des sujets plus plaisants. Dooly, mon garçon, à qui votre grand-père a-t-il donné la montre ? »

Dooly toisa l’assemblée et nota non sans angoisse que les elfes pâlissaient, comme s’ils en arrivaient au point du conte où le squelette déguenillé regarde par la fenêtre. Il dut alors s’y prendre à plusieurs fois pour élaborer une réponse cohérente. « A… Au… À un nain magicien venu de la Forêt-Noire. » Puis il se tassa de nouveau sur son siège et ferma les yeux.

L’homme de la lune retira ses lunettes et s’épongea le front. Voilà qui confirmait de vieux soupçons. C’était la seule hypothèse qui convînt. Quel autre dispositif, en effet, aurait pu se rendre maître du galion qui s’était posé dans le Bourbier et dont, ironie du sort, l’équipage elfique cherchait précisément cette montre ? Comment expliquer la désolation qui régnait sur le fleuve et les curieux détours imposés à la nature aux abords de Hautetour, La Saulaie et Fort-Rivière ? Il avait soupçonné et, au début, blâmé le grand-père de Dooly de lui avoir volé la montre. Puis il s’était blâmé lui-même d’avoir permis qu’on la lui volât. Enfin, il n’avait plus blâmé qui que ce fut, car blâmer ne sert de rien. En revanche, l’heure semblait aux actes. La catastrophe était beaucoup plus proche que Jonathan ne le redoutait. Et il y avait des choses à l’affût, ainsi que Gosset puis le professeur l’avaient si bien exprimé.

« Et comment savez-vous, mon garçon, que la montre est échue à ce nain ?

— J’étais là, monsieur.

— Ah. Ce nain avait-il l’œil couvert d’un bandeau noir ?

— Oui, monsieur.

— Une longue canne bizarrement sculptée ?

— Oui, monsieur.

— Et une pipe qui soufflait de la fumée tout autant qu’un feu d’herbe sèche ?

— Oui, monsieur. Oui, tout ça.

— C’est bien ce que je pensais. Quand cet échange a-t-il eu lieu ?

— Oh, ça fait des années, monsieur. C’était peu avant que le professeur Wurzle découvre le bateau.

— Avez-vous revu votre grand-père depuis lors ? »

Dooly hésita, mais finit par dire, devant ce regard lunetté et ce visage rond : « Oui, monsieur. Quelquefois.

— Que vous a-t-il dit ?

— Il a dit, monsieur, répondit Dooly d’une voix si ténue que chacun se pencha en avant pour l’entendre, qu’il avait été un imbécile, Votre Honneur, et que l’hiver approchait. Mais on était en avril et pour moi, ça, c’était du charabia. Il m’a dit de prendre garde, monsieur, de veiller au grain, et de venir sur la côte si jamais ça tournait mal. Qu’il avait un engin qui nous emmènerait aux Îles Merveilleuses.

— Et où donc deviez-vous le retrouver ? La côte est très, très étendue.

— Je ne peux pas le dire, monsieur, dit Dooly d’une voix brisée, les larmes aux yeux. Je lui ai promis que je ne le dirais à personne. Pas même à M. Bing Fromage, monsieur. Ni au chien Achab. » Le jeune homme éclata en sanglots. Il avait l’air prêt à ramper sous la nappe.

— Dites donc ! lança Jonathan, très mécontent. Ce n’est pas Dooly qui a pris cette foutue montre, c’est son grand-père. On ne peut tout de même pas le reprocher à ce pauvre garçon.

— Tais-toi ! » lui souffla le professeur, et le fromager obéit.

« Dooly, reprit l’homme de la lune, c’est pour le bien de votre grand-père que je pose cette question, ainsi que pour celui de vos amis. Pour notre bien à tous. »

Le petit-fils d’Escargot renifla deux fois et, du dos de sa main, s’essuya les yeux. « C’est sûr ?

— Tout à fait.

— Il m’a dit qu’il serait aux grottes de Havre-aux-Grives chaque année durant l’automne et l’hiver, et que je devais l’y attendre si jamais le besoin s’en faisait sentir un jour.

— Peut-être ce jour est-il venu, mon bon Dooly. Peut-être est-il venu. »

Un long silence s’ensuivit.

« Bon ! dit le roi Bougon en se levant. Et si nous buvions une bonne ale, tous tant que nous sommes ? Il est encore tôt, mais ces discussions-là donnent soif, oui, soif. Et qu’on donne une blonde au citron à ce garçon qui m’a l’air d’avoir besoin d’un remontant. »

L’homme de la lune se leva, les salua d’un signe de tête, posa une main sur l’épaule de Dooly, et déclara qu’il se sentait las et qu’il devait dormir un brin. Les convives le regardèrent quitter la salle tandis qu’on apportait les bières sur un plateau. Il allait à pas lents, comme épuisé, ou soucieux. Sans doute était-il l’un et l’autre.